

Le coureur néo-zélandais de demi-fond de l’OAC nous parle d’aspiration et d’acceptation, en amont de sa performance à Paris.
Texte de Sheridan Wilbur. Photographie de Kevin Morris et Colin Wong.
Le jour où George Beamish a remporté les Championnats du monde d’athlétisme en salle, il a fait nuit blanche. « Mais pas le genre de nuits blanches auquel vous pensez », précise-t-il. À minuit, il était déjà de retour à son hôtel, à Glasgow, où il a bu quelques bières avec d’autres membres de l’équipe néo-zélandaise. Après une petite sieste de cinq minutes, il a pris une douche et s’est rendu à l’aéroport. Il avait déjà des choses de prévues à Boulder, dans le Colorado, où il vit et s’entraîne avec le On Athletics Club (OAC).
Mais George n’en est pas à sa première audace. La preuve : à seulement 15 ans, il quitte la ferme familiale à Havelock, dans le Nord, pour entrer dans un pensionnat à l’autre bout de l’île. À 19, il troque la verdure luxuriante pour le paysage sec et aride de l’Arizona. Il venait de recevoir une bourse d’athlétisme. À 26, il relève le défi de s’entraîner au steeple-chase. À maintenant 27 ans, George a d’autant plus le courage de prendre des risques. Il sait que rien n’est jamais joué d’avance.
George et moi nous sommes rencontrés seulement quelques semaines après sa grande victoire en Écosse. Il avait choqué tout le monde, y compris lui-même, lorsqu’il a surgi de ce troisième couloir pour arracher la médaille d’or à 3:36.54. Et pourtant, le coup de pied de George est tellement puissant et constant que ses équipier·ère·s l’appellent « Textbook George », ce qui signifie en gros qu’il fait tout comme il faut. Après la course, la question qu’on lui posera le plus était : « Est-ce que c’était le rêve d’une vie pour vous, la médaille d’or ? »
Ce à quoi il répondra : « Honnêtement, non.
Je n’ai jamais pensé que je gagnerais aux Championnats du monde. Mais j’ai remporté une épreuve. Et il s’en est fallu de peu. Ce n’est pas ça qui va changer mon regard sur la vie. Je n’ai pas eu besoin du rêve de gagner les Championnats du Monde pour me lever tous les matins et partir m’entraîner. Ce n’est pas pour ça que je le fais. Quand je m’entraîne, je ne suis pas là à serrer les dents et à me dire que je veux gagner. J’essaie juste de profiter de l’expérience. J’avoue que c’est un peu bébête, mais je n’ai pas besoin de gagner une course pour me dire que j’ai réussi mon année ou ma carrière. »
Il est vrai que si tout le monde connaissait les résultats des courses avant même de courir, à quoi rimeraient-elles ? Mais George a l’air à l’aise avec l’incertitude. Avant de courir son premier 1 500 m en deux ans, pourtant, il a voulu gagner en confiance en s’entraînant auprès de son coéquipier de l'OAC, l'Américain Yared Nuguse. « Yared venait de courir en 3:47 et je voyais que j’arrivais à faire tout ce qu’il faisait. »
Un autre élément qui l’a mené à la victoire ? « Ménager ma santé », nous dit-il. « Pour ça, l’entraînement a été bénéfique, visiblement. Pour courir aussi bien je veux dire. » Rien de « bien excitant », juste beaucoup de volume en altitude. Mais plus de volume, c’est justement ce qui excite George Beamish, lui qui peut passer des dizaines d’heures à faire du cross-training. « En janvier, j’ai atteint une bonne vitesse. J’étais impatient d’entrer en piste. »
Lors de sa course d’ouverture à l’Université de Boston, pour la John Terrier Classic, il a choisi de courir le 5 000 m. « On oublie à quel point c'est stressant d’avoir des gens qui hurlent sur le terrain pendant 25 tours. C’était dur de se sentir relax. » La pression a eu l’air de marcher, cela dit. George terminera la course à 13:04.33. Il dépasse alors le minima olympique, bat le record de la Nouvelle-Zélande et améliore le score de son pays pour une épreuve en plein air. Forcément, il sera qualifié pour Paris.
Deux semaines plus tard, il court les 2 miles de l’épreuve de Millrose à New York. Résultat : 8:05.73 avec une finale à 55,2 s au 400 m. Un autre record pour la Nouvelle-Zélande. « J’ai eu une bonne saison qui m’a mené à Glasgow. »
Alors quand les Championnats du Monde sont arrivés, George a naturellement voulu participer. Ce qui en a surpris certains. « Les gens pensent que c’était un peu un “non-avenu” pour moi, ce qu’il voit comme un “ luxe ”. George a pourtant des regrets et des aveux à faire. « La plus grande erreur que j’ai faite de toute ma carrière, c’était de courir le 5 000 m plutôt que le 1 500 aux Championnats du Monde à Eugene.
Pour cette saison d’athlétisme en plein air, George n’a choisi ni l’un ni l’autre. L’épreuve du 3 000 m en steeple-chase est relativement nouvelle pour lui, donc c’est aussi là qu’il a envie de concentrer ses efforts. Étonnamment, il trouve que la vitesse attendue au 1 500 m n’a pas joué en sa faveur. Ni l’endurance qu’on développe au 5 000 m. « J’ai vraiment beaucoup de mal à courir quand il fait chaud », nous dit-il, à propos de tous les championnats qui ont lieu l’été.
George est plus explosif et dynamique qu’un coureur de fond moyen. « En salle, c’est différent. J’ai tous les outils nécessaires pour pouvoir m’entraîner au saut. Le 3 000 m au steeple-chase a beaucoup de sens en termes de physique et d’anatomie. » Son coach, Dathan Ritzenhein, a dépensé 250 $ en bois et en boulons pour lui construire des obstacles artisanaux. En l’espace de quelques mois, il obtient le record de la zone Océanie (8:13.26), et termine cinquième aux Championnats du monde d'athlétisme de 2023.
Il précise que sa décision de passer au steeple-chase n’était pas motivée par son envie de rejoindre les meilleures équipes du monde. Il voulait simplement s’améliorer. Prenons son PB de 2017, par exemple. 8:10.06 au 3 000 m classique. Aujourd’hui, il est capable de courir presque aussi vite avec 28 obstacles et 7 fosses d’eau à franchir.
Voilà qui prouve encore son talent. Mais il sait aussi être flexible sur la méthode à employer pour arriver à ses fins, même lorsque le chemin est semé d’embûches. C’est aussi comme ça qu’il choisira l’université où il étudiera. En 2017, alors qu’il est en route pour le Grand Canyon avec son frère, il décide de s’arrêter à l’Université du Nord de l’Arizona (NAU). Une fois arrivé sur le campus, il tombe amoureux de la « bonne ambiance » et de la ville de Flagstaff. À croire qu’il y a presque quelque chose de mystique en lui – et sa capacité à faire confiance à son instinct.
Selon lui, le programme sportif de NAU (sous la direction de Mike Smith) avait une « dynamique de groupe très forte ». Si ses coéquipiers l'ont aidé à réussir, il n’a « jamais été meilleur que tous les autres membres de l’équipe. J’étais même bien moins bon que beaucoup d’autres », ajoute-t-il avec modestie. Et pourtant, déjà à l’époque, il montre des signes de son grand potentiel athlétique. Comme lorsqu’il décroche un titre au NCAA sur le mile en salle, trois titres par équipe au cross-country ou lorsqu’il a été six fois All American.
Mais plus que la victoire, ce sont peut-être ses revers qui lui ont le plus servi. Comme lorsqu’il a souffert d’une tendinopathie chronique du tibial postérieur, de multiples fractures de fatigue aux deux tibias, ou de ses douleurs sacro-iliaques. Car ce sont aussi ces moments qui forgent le mental. Sur 11 saisons universitaires, il a été blessé lors de chacune d’entre elles. Dont cinq blessures disqualifiantes. De 2020 à 2021, il a eu plus de 200 jours d’arrêt de course. Heureusement, George a toujours été plus terre à terre que rêveur. En témoignent ses longues heures de cross-training ou sa modestie envers ses pairs.
« Je ne suis pas vraiment du genre à me donner des objectifs, pour être honnête. C’est pas mon truc. Je suis même contre l’idée, en général. »
Lorsque la vie vous force à vivre avec l’inconnu, c'est l’occasion de développer des ressources pour les années à venir. Plutôt que de se laisser dépérir, George termine ses études avec une certaine forme de gratitude pour tous les moments où il a pu courir. Et pour ses coéquipier·ère·s. « C’est dur de retrouver cet environnement qu’on avait à l’Université, me dit-il, pensif. Mais j’étais prêt pour le changement. »
En août 2020, il rejoint l’OAC et s’installe à Boulder pour être coaché par Dathan Ritzenhein. George était convaincu que Dathan pouvait le « pousser » dans la bonne direction. « Dathan a eu des blessures dont je ne peux même pas prononcer le nom. 15 fractures de fatigue. Quatre ou cinq opérations chirurgicales. Il en connaît un rayon là-dessus. » George décrit leur relation comment « très solide » et construite sur une « confiance mutuelle ».
L’OAC est unique en ce sens que la plupart des athlètes viennent d’un autre pays, alors ils se poussent les uns les autres pendant l’entraînement et s’encouragent mutuellement lors des courses. Chaque athlète ne se bat pas pour la même place aux Championnats du monde. George dit même que l’ambiance est plutôt décontractée. « Notre vie est assez calme » déclare-t-il. Il passe par exemple une heure par semaine à co-animer le podcast Coffee Club avec ses coéquipiers Morgan McDonald et Ollie Hoare. Pour lui, c’est un « bon moyen de parler de tout et de rien. »
Pour cet été, George vise le minima olympique aux trois épreuves. « Ce serait dingue », nous avoue-t-il. « Combien de gens au monde peuvent prétendre détenir les trois ? Pas beaucoup. « Ce serait vraiment cool. Mais bon, c’est pas encore fait ! J’en ai deux au moins, déjà ». (Sauf que quelques mois plus tard, George va décrocher les trois. Il devient donc le seul athlète à détenir le minima olympique au 1 500 m, au 3 000 m steeple-chase et au 5 000 m.)
George est là pour essayer, pour se tester. Le succès pour lui, c’est véritablement de pouvoir « être fier de lui », de se dire qu’il aura profité de son temps. C’est aussi quelqu’un qui aime savourer l’instant. « J’aime courir. J’aime essayer d’être en super forme. Je prends les choses un jour à la fois, une semaine à la fois, une course à fois. Quel que soit le résultat final. » Mais ne vous y trompez pas. Il est aussi du genre à dire : « J’aime gagner. Non, j’adore gagner. J’aime courir vite. Je vis pour les derniers 200 m. »
En fait, George préfère agir qu’espérer. Dans le monde des coureur·euse·s d’élite, où le progrès est le premier marqueur du succès, George est une exception. « Les gens pensent que quand on n’a pas de vrais objectifs, on ne peut pas courir vite. » Mais sa médaille parle d’elle-même. « Ce n’est pas ce qui m’empêche de m’entraîner dur et d’essayer de courir aussi vite que possible. »